Wednesday, April 28, 2010

Interview avec Yoani Sanchez et Reinaldo Escobar: Une limite à toutes les haines



Interview : Ernesto Morales
Journaliste cubain établi à Bayamo
ernestomorales25@gmail.com
Photos : Claudio Fuentes Madan

I.
Le propriétaire de la seule station de radio dans une petite ville, décide un jour de s’en prendre à son voisin. Nous ne connaissons pas les raisons de leur inimitié, mais peu importe. Ce qui importe, c'est que cet homme a un pouvoir important, et que son ennemi est un homme ordinaire. Dans le cadre de son plan, il décide de falsifier l'image du voisin. Il pense : je dirai qu'il est dépravé, que c'est un pédophile. A partir de maintenant, il utilisera les émissions de radio de grande audience pour accuser le voisin détesté de détourner sexuellement les enfants de la communauté. Il cherchera des amis et des sympathisants (car tout homme en a, surtout s’il est puissant) et il leur présentera un micro : « oui, cet homme est corrompu, cet homme est un scélérat ». Quotidiennement. Sans repos. Le propriétaire de la station émettrice prendra plaisir à inventer de nouveaux arguments pour soutenir son accusation concernant les perversions du voisin. Celui-ci ne pourra pas répondre publiquement aux mensonges : il n’a aucun moyen. Pire encore, il n’aura aucun moyen de prouver qu’il n'est pas un pédophile, qu’il n'a jamais commis un crime aussi grotesque. Peu de choses sont aussi difficiles à prouver que l'innocence.

Tu écoutes la radio de temps en temps et tu sais ce qu’on dit de cet homme, qui est aussi ton voisin. Il ne t’intéresse pas beaucoup, c’est vrai. Lorsque tu le croises dans la rue, il te salue avec amabilité et il t’a toujours paru un homme correct. Mais si cet après-midi, ton fils reste à jouer plus longtemps que d'habitude dans un parc voisin, tu courras le chercher avec une nervosité qui n'aurait pas eu lieu d’être, sans doute, si on ne t’avait pas signalé que ce voisin dont on parlait tellement à la radio, lisait un quotidien sur l’un des bancs du même parc.

II.
La voix de l'autre côté du téléphone est très fraternelle. Reinaldo Escobar, un homme avec qui je n'avais jamais échangé un mot, accueille ma demande avec une présence d'esprit qui supprime toute réserve entre inconnus.

- Si tu n’es pas trop occupé, dit-il, demain à 9 heures nous aurons ici, dans l'appartement, une autre réunion de l'Académie Blogger. Tu peux venir ici et te mettre d’accord avec Yoani pour ton interview, ou si à un certain moment il y a une possibilité, tu pourras faire son interview dès demain.

S’ensuit une explication détaillée pour apprendre à quelqu’un qui n’est pas de La Havane, comment arriver à une adresse précise. Jusqu'à l'appartement de Yoani Sánchez. Je me souviens en souriant du début de son explication : « Tu arrives à la Place de la Révolution. De là, tu suis le chemin vers lequel Che Guevara regarde à l’horizon.... ».

Je me souviens avoir remarqué une ironie du hasard : l'appartement de Yoani Sanchez et Reinaldo Escobar, deux figures connotées de la réaction anti-gouvernementale cubaine, est situé au quatorzième étage d'un bâtiment yougoslave qui tourne le dos à la Place de la Révolution, le Sancta Sanctorum du gouvernement cubain.

Le lendemain, peu après 10 heures du matin, je frappai à la porte sur laquelle un drapeau cubain en miniature, avec l'inscription « Internet pour tous », a été placé en guise de bienvenue.

Yoani elle-même ouvre la porte, le visage si gracieux, souriant. Devant moi, une trentaine de personnes assises sur des chaises en plastique regardent des images projetées sur un mur. La Blogger Académie en pleine session.

A ce moment même, à la seconde précise où l’un de ses membres se lève pour me laisser une des deux chaises sur lesquelles il était assis (son nom est Juan Juan Almeida, fils de feu le commandant de la Révolution Juan Almeida Bosque), je ressens quelque chose dont je ferai un commentaire à Yoani quelques heures plus tard : l’atmosphère positive que dégageait cet espace intérieur où trente Cubains de tous âges suivaient des cours sur la façon de construire, modifier et écrire un de ces sites sur Internet, où chacun des présents avait entière liberté de poser des questions, de donner son avis, de faire une plaisanterie, sans que des normes scolastiques ou idéologiques entravent l’ambiance.

Je ne pouvais pas rester longtemps là-bas. D'autres obligations m'en empêchaient. Avec Reinaldo, nous nous sommes mis d’accord pour nous rencontrer le soir, dans ce même lieu. Je n’ai pas pu résister à la tentation et suis sorti sur le balcon, à regarder La Havane depuis ce 14ème étage. La vue panoramique depuis laquelle une femme d’une trentaine d’années salue et perçoit son environnement, quand elle arrose ses plantes, ou lorsqu’elle ressent la ville en bas. Cette partie de la réalité qu’elle transformera ensuite dans de brefs posts : le cadre invisible, subjectif, qui soutient ce qu'elle a baptisé du nom de Génération Y. J'ai pris quelques photos. Ensuite, honteux de quitter la salle pendant les cours, je suis parti.

III.
Quelle est l'étendue réelle d'une campagne de diffamation? Ou mieux encore : y a-t-il des limites, des obstacles insurmontables, pour une campagne de diffamation?

Je ne sais pas pourquoi, mais pendant que l'ascenseur me transporte en haut, toutes ces questions me viennent à l’esprit. Peut-être que c'est juste de la curiosité philosophique. Ou probablement est-ce mon être intérieur, prévoyant, qui voudrait se préparer à ces questions : je sais bien que, après être entré dans cet appartement, après cette interview, je figurerai sur une liste, mon visage apparaîtra sur certains enregistrements comme un possible « recruté » par les milices ennemies. Je souris en marchant dans le couloir qui sépare l'ascenseur de l'immeuble « B ». C’est mon salut aux caméras qui, peut-être, surveillent ce couloir. Je pourrais dire à haute voix « Bonsoir », en revanche je ne sais pas si ceux qui écoutent derrière les micros installés sauront que c’est à eux que je m’adresse.

Ce n’est pas Yoani qui ouvre, mais un adolescent : je saurai plus tard que c’est son fils et qu’il s’appelle Teo. Pendant qu’il va à la recherche de sa mère, je regarde alentour : la différence entre ce que j'ai trouvé dans la journée et la salle que je vois maintenant, est énorme. Sans la trentaine de chaises en plastique, avec une décoration sobre mais élégante, l’appartement transpire la paix et le bon goût. Une faible lumière, jaune, tombe à l'intérieur, où arrivent également les lumières lointaines de la ville, que la présence de nombreux livres, plantes, poissons dans un bocal et un chien affectueux, humanisent de façon significative.

- C’est drôle - dis-je à Yoani maintenant que nous sommes assis face à face, avec la sérénité que tout intervieweur souhaite -, je ne peux pas cesser de m’étonner moi-même d'être ici, dans un des « quartiers généraux de la résistance », le domicile d’une des personnes les plus haïes et attaquées par les milieux officiels de mon pays.

Elle sourit et acquiesce :
- Le processus de diabolisation contre une personne provoque cela et arrive même à ceux qui ne croient pas les mensonges proférés contre le diabolisé, car le doute, la sensation étrange de voir cette personne comme un être de chair et de sang, restera toujours.

Je ne le dis pas mais ce n'est pas là ma vraie raison. Je ne me suis pas exprimé avec exactitude. Plus qu’une surprise, c'est un mélange de plaisir avec une émotion subtile, que je ressens en ce moment. Pourquoi? Parce que le dialogue intime avec Yoani Sanchez, le blogueur le plus célèbre et controversé dans ce pays, et une des figures les plus reconnues dans le cyberespace au niveau international, exerce une séduction magique chez le journaliste que je suis.

Et ce n’est pas en raison de ses prix internationaux, ou de son nom dans la liste des 100 personnes les plus influentes de la revue « Time ». Cette séduction ne naît pas, non plus, des milliers de lecteurs qui, en 16 langues, accèdent à « Génération Y » chaque jour, ou du fait que cette Cubaine à l’image humble et insignifiante ait obtenu sept réponses du Président des Etats-Unis, Barack Obama. Je dois l’admettre : j’ai lu une bonne partie de ce qu’elle écrit, j’ai eu accès à son blog avec une certaine régularité, mais je ne me considère pas comme un de ses fidèles. C’est à dire, je ne pense pas faire partie de la légion de fermes lecteurs que Yoani a obtenue avec ses posts. Dans mon cas, il s’agit plutôt de l’intérêt que je porte à tous ceux qui sont haïs, injuriés, les sans voix ou les voix alternatives. Et aussi, pourquoi pas, la franche admiration pour ceux qui défendent leurs idéaux par delà les obstacles et les répressions et qui sont capables d'assumer leurs positions en sachant que le prix à payer pour eux est, en général, bien élevé.

Très peu de temps était passé depuis que Yoani et son mari, le journaliste Reinaldo Escobar, avaient été au centre, à nouveau, d'une des controverses politiques de mon Cuba belligérant. Un jour, trois citoyens non identifiés ont été les protagonistes d’un acte d'un incontestable style sicilien en pleine Havane : pendant vingt-cinq minutes, ils ont menacé, agressé physiquement et insulté dans une voiture cette femme dont la taille et le poids sont toujours ceux d'un adolescent fragile. Avec un autre ami blogueur elle a été abandonnée dans un quartier éloigné. Quelques jours plus tard, quand il a été en mesure de répondre de manière cohérente et non influencée par la colère, son mari a décidé d’inviter l'un de ces personnages à un « duel de mots » pour expliquer l’illégitimité de cet acte brutal. A 17 heures, le jour annoncé, Reinaldo Escobar a attendu la rencontre qui n'a jamais eu lieu. Au lieu de cela, une foule de jeunes et d’agents camouflés en civils, l’ont agressé dans un triste épisode dont les images ont parcouru le monde. Elles ont aussi été retransmises sur les écrans à Cuba. Evidemment, comme la réponse patriotique d’un groupe d'universitaires à des sbires, des mercenaires et de traîtres qui offensaient leur nation.

Je pense à tout cela, maintenant que tous les deux (Reinaldo a également quitté la chambre, s’est assis à côté de nous) sont prêts à répondre à mes questions. Je pense à une image que je me rappelle très bien : Yoani écrit avec son ordinateur portable sur une table à l'Hôtel National de Cuba et la presse officielle a publié sa photo avec le texte ci-dessous : « Yoani Sanchez en pleine activité mercenaire ». Je rassemble des idées, des interrogations, des malaises et j’active une petite touche de mon enregistreur portable.

- Quand et comment est née toute cette histoire, Yoani? – articulai-je enfin. Comment te souviens-tu de l’instant où tu as pensé à Génération Y comme l’œuvre avec laquelle tu briserais ton silence?

- Yoani : Je me suis toujours considérée comme une personne très petite. Insignifiante si tu veux. Je pourrais me comparer à une fourmi, car, outre que je suis très active, j’essaie d’agir petit à petit. Et bien sûr, la question est : comment de petits événements on peut faire des phénomènes aussi grands? Quant à moi, je suis la preuve tangible, personnelle, qu’on n’a pas besoin de grands objectifs ni de grandes actions, ni de projets qui se prétendent dès le départ conçus pour être très complets, pour qu’à la longue, ils soient réalisés.

J'ai commencé à écrire mon blog en avril 2007 comme un processus d'exorcisme personnel. Ce n'est pas un lieu commun, je l'ai ressenti ainsi à l'époque et encore aujourd'hui : « Je n’en peux plus, ou bien je m’en vais sur un radeau ou bien je me consacre à écrire les choses que je vois autour de moi et que la presse officielle ne reflète pas » ; ces choses-là que j'appelle mes démons, et qui sont basées sur une forte frustration. La frustration, qui est le fardeau de ma génération.

Une génération à laquelle on a promis un pays qui n'a jamais existé. Une génération qui a vu ses parents déçus, enlever leurs masques, embrasser une foi même si des années avant, ils se déclaraient athées, une génération qui a vu partir ses amis, et qui a vu s’effondrer tous les murs extérieurs mais aucun à l'intérieur.

Et alors ceci donne une composante assez sceptique, avec une touche de cynisme, à mon blog : « J'ai tout vu, j'ai 34 ans et je sais parfaitement ce qui m'entoure ». Voilà le fondement de ce que je fais.

Cela dit, bien que les gens aient tendance à identifier l'origine des événements au moment où ils deviennent connus, généralement cela ne se passe pas ainsi. J'ai commencé Génération Y en avril 2007 et en août ou septembre de cette même année, je ne savais toujours pas si quelqu'un était en train de me lire ou pas. Mon site était là dans l'immensité de l'Internet, où il y a des milliers et des milliers de sites et je n'avais même pas la possibilité de vérifier si on me lisait parce que mon infrastructure technique était très rustique. Bien que j’aie toujours considéré l’informatique comme un hobby (je me suis arrangée pour assembler mon premier ordinateur en 1994), lorsque j'ai décidé de commencer un blog, je ne connaissais même pas les logiciels adéquats pour le faire. Mon site était alors très basique, les lecteurs ne pouvaient pas interagir, même pas me laisser un commentaire. Si bien que je ne savais pas si j’avais eu trois millions ou deux utilisateurs par semaine. J'ai jeté ma bouteille à la mer : qu’on me lise ou pas, cela n’avait pas d’importance, j'avais besoin d'écrire. Je me rappelle, lorsque j'en parlais à des proches, leurs réactions étaient du type « ne te consacre pas à cela, à quoi bon, cela n’a pas de sens ».

Toutefois, il arrive qu’une série de circonstances commencent à confluer et à faire que cette bouteille à la mer prenne de plus en plus de force et de sens. C'est quelque chose d’exceptionnel qui est arrivé et, en effet, ce n’est pas Yoani Sanchez, mais Génération Y qui est devenu un vrai phénomène, composé par les lecteurs, les traducteurs, les amis et même les ennemis.

Quelles ont été ces circonstances ou particularités? Eh bien, premièrement, jusqu’alors toutes les personnes qui faisaient des blogs à l'intérieur de l'île d'une manière critique, plus attachées à la réalité qu’à des slogans politiques, l'avaient fait sous des pseudonymes et, soudain, apparaissait cette femme de 32 ans, d’une génération qui avait gardé le silence, qui avait préféré émigrer ou se taire et elle montrait son visage et disait : « Je m’appelle Yoani Sánchez et mon numéro de carte d'identité est le 75090424130 ». Cela a beaucoup choqué. Ils ont dit : « Comment est-ce possible? Tout le monde se cache derrière un masque, en simulant ou en s'échappant et tout à coup cette femme fragile se jette dans la gueule du loup ».

Les spéculations ont commencé : « Yoani n’existe pas, c’est une entité virtuelle, Yoani n’est pas basée à Cuba, c’est un groupe de personnes ou le pseudonyme d'une autre personne...». Enfin, la grande théorie du complot. Mais cela révélait déjà un certain intérêt pour ce phénomène.

Il y a eu un autre élément convergent, un changement de pouvoir à Cuba ; changement symbolique, plus de continuité que de rupture, davantage un fief hérité qu’un pays avec un nouveau président, mais tout cela avait généré un certain intérêt pour cette petite île qui est, déjà en soi, un sujet assez passionnant.

Et c'est aussi parce que nous parlons d'un milieu qui a une capacité incroyable à se raconter lui-même : Internet amplifie tout. Alors dans ce milieu, avec cet amplificateur que j’avais mis dans ma bouche et avec mon site petit et rustique mais avec une certaine identité et l’honnêteté de dire « c’est moi, je suis prête à tout », mon travail a commencé et il a généré de nombreuses sympathies. Les gens ont commencé à se connecter et à dire « attendez, cette jeune femme est en train de raconter quelque chose avec quoi je peux être d’accord ou pas mais elle est en train de le dire du fond du cœur ». Elle est en train de jouer gros.

- Tu penses donc que, indépendamment du blog lui-même, des écrits que tu y publies, le succès de Génération Y est aussi le résultat de facteurs externes...

- Yoani : Je pense que oui, mais je ne peux pas être absolue sur ce point. Il faudrait demander aux lecteurs.

- Reinaldo : Il y a un mot clé ici, le mot « rareté ». C’était une rareté qu'une personne montre son visage dans une telle situation. Et nous savons que ce qui est rare attire énormément. Bien entendu, il y a eu par la suite une médiatisation qui a entraîné plus d'attention...

- Yoani : J’y arrive -elle l'interrompt, reprend l'idée là où elle l’avait laissée-, tout à coup, de l'île des déconnectés de l’Internet, quelqu'un commence à utiliser de manière différente cet outil précieux. Qui l'utilisait jusqu'à alors? les médias officiels, les personnes qui avaient un compte par le biais de l’UNEAC ou d’une institution officielle, mais c’est tout. Et tout à coup, cette voix apparaît dans le monde virtuel d’un pays où il n'y a guère d'accès au réseau.

En plus, il y a le facteur machisme. Nous vivons dans une société très machiste où ce sont toujours les hommes qui ont établi la norme. Et arrive une femme qui se déclare lâche (car dès le départ j’ai annoncé dans mon profil que mon blog était un exercice de lâcheté), qui se sait fragile, avec des craintes, qui est mère et devrait plutôt être en train de nettoyer les vitres de sa maison, décidant d'assumer des rôles qui, soi-disant, ne lui correspondent pas.

Je pense que même la façon dont il est écrit, a influencé sa réception. Pas de violence verbale : je n’en ai jamais utilisé dans mon écriture, je n'ai insulté ni attaqué personne, je n’ai jamais utilisé des adjectifs incendiaires et cette modération peut avoir attiré l'attention et la sympathie de beaucoup de gens.

Puis vint octobre de cette même année 2007 et l’agence Reuters a fait un petit article sur Génération Y qui a provoqué un peu plus d’intérêt. J'ai trouvé le bon logiciel pour améliorer mon blog, même si je n’ai pu le mettre en œuvre que fin décembre. A son tour « The Wall Street Journal » en fit son article de couverture, se référant au phénomène blogueur en général et, en particulier, à mon blog. Celui-ci a été un pas important dans la reconnaissance de mon espace. Mais qu'est-ce qui a fait que les lecteurs sont venus et sont restés? Ils auraient pu venir une fois et ne jamais revenir. Les notes de presse ne font pas un site. Les lecteurs sont restés parce qu'ils se sentaient chez eux, ils ont senti que Génération Y était une place publique ou un quartier où ils pouvaient s'asseoir et parler ou discuter avec un ami. Cela les a fait revenir, jusqu’à maintenant. A ce moment précis où je suis en train de te parler, mon blog est en vie, les personnes racontent, publient et ça c’est sa richesse la plus importante.

- Nous allons maintenant définir ce couple, qui est aussi une équipe de travail. Reinaldo Escobar, je crois savoir que vous êtes un journaliste diplômé et que, entre autres, vous avez travaillé pour le journal « Juventud Rebelde ». Qu'est-il arrivé dans votre cas? Comment êtes-vous passé de journaliste des médias nationaux à la confrontation avec les milieux officiels?

- Reinaldo : Oui, je suis diplômé de l'Ecole de Journalisme de l'Université de La Havane depuis 1971. J'ai travaillé pendant 14 ans pour la revue Cuba Internacional, un de ces magazines qui existaient dans les pays socialistes pour projeter une certaine image internationale en faisant croire que tout marchait bien. Tu dois te souvenir de ces magazines avec lesquels on couvrait les cahiers scolaires : la Pologne, la Bulgarie... eh bien, c’était plus ou moins ça le magazine Cuba Internacional. Une publication qui était à peine vendue dans le pays, elle circulait plutôt en Union Soviétique, et j'ai reçu pendant toutes ces années un salaire pour faire passer la pilule. Jusqu'à ce que j'en aie eu marre et décide d'aller travailler dans le journal Juventud Rebelde.

(Nous avons passé ensemble quelques minutes seulement, mais une caractéristique significative saute aux yeux : le don de la parole qu’ils ont tous les deux. Ils dialoguent avec habileté, aisance, ils emploient des idées qui ont tellement été réfléchies, qui apparaissent entières, très claires. Yoani a une voix qui est peut-être la caractéristique la plus forte de sa personne, non pas en raison de son ton, qui n'est pas grave, même s’il est ferme, mais en raison de l’emphase qu’elle met dans ses paroles. Reinaldo a une conversation au rythme rapide, ce qui t’oblige à être attentif à chaque nouvelle idée).

J'arrive à Juventud Rebelde en 1987, comme un kamikaze, en pleine époque de Perestroïka et Glasnost en URSS : je ne suis pas venu faire ce que cherchaient la plupart des journalistes sur leurs lieux de travail, conserver leur emploi ; moi, je me suis consacré à faire tout ce qui était possible pour voir si on pouvait ou pas faire le journalisme qui m'intéressait. Et d’une certaine manière je l'ai fait, j'ai publié des choses dont je suis très fier. Et bien sûr, on m’a mis à la porte. J’ai pu tenir pendant un an et demi... je dirais que cela a même été trop. En décembre 1988, lors d'une réunion au journal ils m’ont dit : « Tu ne vas pas travailler davantage pour nous, tu ne peux plus continuer à exercer cette profession ».

Comment j’ai pu vivre? J'ai eu différents emplois : à la Bibliothèque Nationale, j’ai été mécanicien des ascenseurs, jusqu'à ce que j’aie finalement cessé de travailler pour l'État et je me suis mis à gagner ma vie comme professeur d'espagnol pour étrangers. Et en 1989, j'ai commencé à publier des articles en dehors de Cuba. On n’employait pas encore le terme de «journaliste indépendant», celui-ci est une définition plus récente, j'étais un « free lance » du journalisme à l'époque.

Je n’ai jamais participé à aucun groupe de journalistes indépendants qui commençaient alors à faire surface. Je n’ai même pas fait partie d’une agence de presse indépendante, alors que j’ai d’excellentes relations avec ceux qui ont fondé ces agences, comme Raul Rivero, un camarade de classe à l'Université, collègue du magazine Cuba Internacional et grand ami. Mais je n'ai jamais voulu appartenir à aucune de ces organisations.

J'ai donc été comme un électron libre, jusqu'à l'avènement de l’expérience du magazine numérique Consensus, que nous avons fondé, Yoani et moi, en 2004. Yoani était le webmaster et moi le rédacteur en chef. C’est elle qui m’a transmis ce virus de blogs, de sorte que vers la fin de 2007, après elle, j'ai aussi commencé mon propre site personnel.

- Expérience déroutante, belle? Comment la définirais-tu, toi qui fais partie d'une génération de journalistes qui ne sont pas nés précisément avec la technologie, ni avec toutes ces nouvelles façons de communiquer?

- Reinaldo : Une très grande expérience, je te le dis en toute sincérité. Ecrire pour un blog est une expérience journalistique complètement différente de ce que je connaissais et maintenant je vais voler une phrase que Yoani aime beaucoup : lorsque tu as un blog, tu es le directeur en personne, le rédacteur en chef, la censure, l’administrateur et le camarade du syndicat. Tu es tout. Et cela te donne une liberté sans limites.

On peut dire que nous avons tout expérimenté, que nous avons connu la liberté d'expression, parce que nous écrivons dans nos blogs ce que nous voulons. Les limites? Eh bien, ce que nous ne voulons pas faire. C'est aussi simple que ça.

- Yoani, lors qu’on lit à ton sujet, lorsqu'on cherche à obtenir des informations, et même quand ton cas devient sujet de débat dans les milieux intellectuels surtout, on découvre que l'une des attaques les plus courantes contre toi, c’est de te cataloguer comme une provocatrice : « elle est déguisée avec une perruque et va à une réunion sans y être invitée, ou bien affiche une bannière lors d'un concert de Pablo Milanés, parce que c'est une provocatrice qui vit de cela, tout simplement ». Que réponds-tu?

- Yoani : Ecoute, pendant de nombreuses années, je me considérais comme une personne qui avait le don d'invisibilité. Dans le sens où je passais dans des endroits sans que personne ne me remarque, et j'aimais beaucoup ça. Je pense que l'un des désagréments que m'a amenés mon blog c’est un excès de visibilité qui est parfois ennuyeux, surtout pour quelqu'un de ma nature.

Cela dit –elle fait une inflexion, une petite pause, je pense qu'elle a dû entendre tellement de fois cette accusation que ses arguments devraient être plus que prêts-, considérer comme une provocation le fait que je veuille participer à un débat sur un sujet comme Internet, qui est si près de moi et où c'est un crime d'exclure cette partie importante de Cubains qui utilisent le réseau pour communiquer (comme dans la blogosphère alternative), je pense que c’est circonscrire les fonctions d'un citoyen à un domaine très étroit. Je ne vois pas de provocation à essayer de me rendre à un endroit où va avoir lieu un tel débat. D'autre part, les événements ont montré que si je n’étais pas allée avec une perruque, je n'aurais pas été admise parce que beaucoup d'autres personnes de ce secteur alternatif sont restées en dehors.

J'ai pris le micro, j'ai parlé avec une voix calme, j’ai dit que je ne comprenais pas pourquoi il y avait des blogs censurés. Je n'ai pas crié, je n’ai insulté personne. Par conséquent, le voir comme une provocation me semble une manière très rapide et superficielle de juger. Et de même, considérer comme une provocation le fait qu'un citoyen sorte avec une banderole avec le nom d'un chanteur de rock (Gorki) et décide de l’afficher dans un concert. Celui qui voit cela comme sortir de la limite, c’est quelqu’un qui pense de manière préconçue que ces actions ne sont pas de la compétence d’un citoyen, vision avec laquelle je suis en désaccord.

Quoi qu'il en soit, regarde, comme je le dis à mes amis, j'ai porté des lunettes et des appareils sur les dents pendant 14 années de ma vie, et cela m’a blindée contre l'insulte et la moquerie. Donc quoi qu’ils me disent, je l’assume comme « probablement ils ont raison ». Et je le dis sérieusement.

Il y a ceux qui pensent que je suis une provocatrice. Je peux vivre parfaitement avec eux. Ce qui se passe c’est qu'ils ne peuvent pas vivre avec moi. Ils me traitent de provocatrice et je peux l’accepter, mais si je leur dis « vous êtes des intolérants, des sectaires », alors cela leur fait pousser des pustules, des boutons, ils gonflent, ils éclatent et me vomissent au visage. Evidemment il y a quelque chose qui ne fonctionne pas dans la chimie citoyenne de ce pays. Moi, si quelqu'un me le dit, je lui réponds « nous allons en discuter, tu me le démontres, probablement tu pourras le faire, alors fais-moi une caricature et accroche-moi l’étiquette de provocatrice ». Mais laisse-moi m'exprimer. Parce que les provocateurs sont en droit de s'exprimer.

Bien plus, la provocation est un élément de changement. Le provocateur dans une société fait ce que faisait Lennon : des chansons merveilleuses. Le provocateur dans une société fait ce que faisait Thomas Mann : des romans merveilleux. Le provocateur dans une société fait ce que Gandhi a fait en Inde : libérer. Alors, bienvenue aux provocateurs ! Ce qui n'est pas la même chose que d’être un terroriste, ou un agresseur ou un intolérant.
Provocateur est un terme dynamique, changeant et donc révolutionnaire.

- L'autre argument majeur contre toi - je continue- et je pense que c'est celui qui revient le plus, c'est la notion de « produit ». En d'autres termes : Yoani Sanchez est le dernier produit fabriqué par l'ennemi pour la confrontation, tu n’as donc pas une pensée propre. Tu serais l'aboutissement d'un plan qui a été conçu hors d'ici, et qui t’a choisie, toi, qui vous a choisis vous deux, comme des marionnettes de l'exécution. Pour être honnête, tu es très sensible à ce soupçon. Ta portée médiatique te rend très encline au fait que l’on pense que tu fais partie d'un projet de subversion, valide ou non du point de vue éthique ou idéologique, mais qui t’annulerait comme être pensant. Yoani Sánchez est un soldat qui obéit aux ordres, un employé, la pièce d'un jeu?

- Yoani : Je te réponds dans la même ligne Zen que j’utilise toujours : les gens ont le droit de penser cela ou n’importe quelle autre chose qui leur vient à l'esprit. Si j'ai appris quelque chose dans ma vie, c’est douter de tout ce qui crée un sentiment d’approbation unanime. Fais attention et éloigne-toi de celui que tout le monde considère comme un sauveur, dont tout le monde approuve les actions. Lorsque tu rencontres des gens comme ça, comme une fois ce peuple en a trouvé, éloigne-toi rapidement, ce sont eux qui sont vraiment dangereux. Ceux qui ont les applaudissements de tous, ceux à qui tous rendent hommage, sans une critique ni une attaque. Attention ! Là, nous sommes vraiment confrontés à un produit, et un produit dangereux.

Ainsi, ces hallucinations de la théorie du complot reposent sur l'hypothèse que les individus ne peuvent pas penser par eux-mêmes, reposent sur l'hypothèse que les individus sont trop insignifiants pour avoir des initiatives de haut vol. La théorie que forcément il faut te fabriquer de l'extérieur, t’entraîner dans un camp militaire, te donner un fichier de données précises de ce que tu as à faire, est fondée sur le postulat que l'étincelle ne peut pas naître d'une personne. Et pour cela, il n’y a qu’à regarder l'histoire de l'humanité pour réaliser que c'est un précepte qui s’évanouit de lui-même. Qui a allumé l'étincelle de Jésus? Qui a allumé tant d’étincelles qui ont surgi dans notre histoire? Était-ce l'impérialisme aussi alors?

Je connais l'essence même de mon blog. Je connais tous les murs contre lesquels j'ai eu à me cogner, toutes les difficultés auxquelles j'ai été confrontée pour le faire vivre. Et cela n'a donc pas été un parcours facile. Ainsi, quand ces critiques analysent mon cas, ils voient seulement les achèvements : le prix Ortega et Gasset, la liste du Time, le nombre des lecteurs de Génération Y, mais ils semblent ignorer les énormes problèmes qu’il faut surmonter pour en arriver là.

Je ne serai jamais en mesure de prouver le contraire, de démontrer que je ne suis pas un cerveau acheté. Comment puis-je prouver que je ne suis pas une marionnette? Eh bien, je n'ai pas de fils – elle lève les bras, les bouge, met en scène ses idées - regarde, mais il y en a qui les voient. Quoi qu'il en soit, comme on ne peut pas prouver son innocence, les accusateurs devront te prouver que tu es coupable. Et prouver qu'une personne est fabriquée nécessite du travail et des preuves, car sinon il s’agit d’un grossier procès de diffamation.

Comme je suis une citoyenne qui vit dans un pays où l'État fait et refait les lois à sa guise, qui a le monopole sur les médias, la seule chose qu’il me reste à faire c’est beaucoup de Tai-Chi, avoir un esprit zen, faire beaucoup de yoga sur le balcon de ma maison, pour ne pas déprimer devant les insultes que je ne peux pas réfuter publiquement. Le jour où je le pourrai, je serai devant un tribunal et je dirai : « Où sont les preuves? Montrez-moi la facture, le dossier de paiement ou comment cela s’appelle, montrez-moi la carte de la CIA, apportez les photos de la rencontre supposée et alors nous arriverons à nous mettre d’accord ». En attendant, ce sont seulement des insultes auxquelles on ne répond pas.

J’essaie que ces insultes n'affectent pas mon écriture. J'essaie que ces accusations ne me radicalisent pas. Qu’ils ne me fassent pas devenir une machine à insultes. Je vais continuer à répondre avec mes chroniques de tous les jours, parce que la vie se charge de tout mettre à sa place. Ecoute, quand j'ai commencé, ils disaient que je n'existais pas, que Yoani Sanchez était un groupe de 30 personnes, et finalement ils ont dû admettre que cette personne vit à La Havane, a un fils et écrit un blog.

- Si tout cela peut t’avoir apporté beaucoup de satisfactions, Yoani, sans doute, une vie de confrontation comme celle que tu mènes génère forcément des conflits, des problèmes, des chagrins. Le prix à payer pour dire ce qu’on ressent, pour être conséquent avec soi-même, est parfois immense. Parle-moi des joies, mais aussi des douleurs qui sont arrivées dans ta vie avec Génération Y.

- Yoani : Écoute, je me considère comme une personne heureuse. Toutefois, j'ai une grande frustration au niveau social parce que je ne peux pas me réaliser en tant que citoyenne autant que je le souhaiterais. Je ne peux pas bénéficier de l'expression ou la liberté d'opinion que je voudrais.

Mais pourquoi est-ce que je te dis que je suis heureuse? Parce que j'ai une famille merveilleuse, parce que j'ai de bons amis (bien que j'en aie perdu quelques-uns et de cela je te parlerai plus tard) mais surtout parce que je me nourris de petites choses. Et ces petites choses, on ne peut pas me les arracher. Je me nourris de voir un lever de soleil depuis mon balcon, voir fleurir le citronnier planté près de la porte de ma maison, de trouver un bon livre, d’écouter une bonne musique. J'aime les petites choses. Je remercie l'affection de ces petites gens qui sont autour de moi, des gens qui, heureusement, ne souffrent pas de névrose, la névrose qui s’est renforcée dans notre Cuba à cause des carences matérielles, de la méfiance, des problèmes de contrôle. Enfin… Et depuis longtemps, j’ai rompu avec tout cela. Je suis née dans un solar [1] de Cayo Hueso, je viens de cette culture-là, et un beau jour, je me suis dit que je ne pouvais pas la perpétuer. Cette tension, ce fait d’être toujours en train de dire du mal de l’autre, de réagir avec violence, ce que j'ai appris quand j’étais enfant, j'ai décidé de ne pas le transmettre à mon fils. Peut-être par là aussi passe une grande partie de mon bonheur.

Mais bien sûr, ces trois dernières années, je me suis souvent dit : « Mais enfin, pourquoi je mets tant d’acharnement à écrire ces quelques textes? ». Je ne suis pas un bloc uniforme, et il y a des jours où je pense : « c’est bien ce que j'ai fait », mais il y en a d'autres où je me dis : « j’aurais pu rester la même femme anonyme, et je serais certainement plus tranquille ». L'esprit humain oscille et les sentiments aussi. Et c’est honnête de l’avouer.

Le coût personnel? Très élevé. La diffamation, les tentatives de me détruire socialement, de me stigmatiser, de diaboliser les gens. Cela est fort - elle marque une pause et je remarque l’emphase dans cette phrase -, c’est très fort car, dans un pays comme celui-ci, il n’y a pas de moyens de lutter contre cela, ni de l’éviter. C’est toi contre ce qu’on dit de toi.

J'ai eu des amis qui se sont éloignés de chez nous pour se protéger. Des gens qui se sont également laissé confondre par la propagande négative. Et à tous je pardonne. Qui sait, peut-être aurais-je fait la même chose si j'étais à leur place? Peut-être qu’un jour ils reviendront et ils se diront entre eux : « J'ai toujours été à côté d'elle ». Tout est possible parce que l'opportunisme a mille et un visages.

Parmi les ombres de ma vie, il y a les persécutions policières, qui ne sont pas des illusions de mon esprit paranoïaque, parce que je ne suis pas une femme paranoïaque. Quand j'ai commencé à les remarquer, cela faisait déjà plusieurs mois qu’ils étaient derrière moi. Et ils n’ont pas trop cherché à se cacher, nous avons eu des opérations de police dans la cave de notre maison. Nous avons des amis qui ont été «visités» tout simplement parce qu’ils ont composé notre numéro de téléphone. Mon téléphone est sur écoute : je n’ai pas le moindre doute, car j’ai fait quelques essais. Ainsi, je me suis un peu amusée : « je vais sortir à telle heure et à tel endroit », et ils y étaient.

Il y a eu aussi un petit enlèvement de 25 minutes où, avec un autre blogueur, j’ai été maltraitée et insultée par trois hommes qui ne se sont jamais identifiés. Et des convocations de la Police. La première convocation policière que j’ai reçue, c’était pour me faire asseoir sur une chaise et me dire, en me criant presque dessus : « Vous êtes disqualifiée pour le dialogue ». Ainsi, à partir du 7 décembre 2008, ils m’ont donné un avertissement : « reste à l'écart, nous ne voulons pas parler avec toi ».

Cependant, je me dis que je ne veux pas devenir une victime. Je ris avec mes amis, je danse, j'ai une chienne sata, un chat tigré et quelques poissons goldfish dans l'aquarium... (Reinaldo précise « et pendant qu'on y est..., les poissons sont à moi... »).

- Yoani : C'est vrai, les poissons sont à toi. Je suis profondément responsable de ce que je fais et chaque mot que j'écris porte l’engagement de payer pour lui, même l'échafaud si c’était nécessaire.

- Je précise : « même la prison? » -, et je ne peux m'empêcher de la regarder dans les yeux.

- Yoani : Même la prison. Et ce n'est pas du courage, j'ai un monde spirituel que je cherche à nourrir constamment, et je suis prête à l'isolement. Je ne te dis pas non plus que je crois nécessaire de passer par des situations difficiles pour me légitimer. Je ne pense pas que les cicatrices, les prisons, soient comme des distinctions. Je préfèrerais rester indemne de tout cela et continuer à écrire. Mais si cela devait se faire dans la douleur, ce serait ainsi.

- Et puis Yoani la mère, Yoani qui tant de fois au cours de cette conversation a parlé de son fils? Comment cette femme qui a un enfant de 14 ans en charge pense à tout ceci?

- Yoani : Mon fils est l'une des raisons qui m'ont conduite à tout ça. En le voyant, j'ai pu vérifier la répétition de certains cycles qui se sont produits dans ma vie et qui me procurent beaucoup de dégoût et de douleur. Le cycle de la simulation, le cycle des slogans qui se répètent, le cycle de l'endoctrinement dans les écoles.

Il y a une phrase que nous disons souvent : « Ce dont j’ai le plus peur, c'est de vivre dans la peur ». Mais plus que cela, j'ai peur de donner la vie à une créature qui vivrait dans la peur. Lui dire : « mon fils, assume la peur comme les prémices de la vie ». Cela me terrifie.

Alors, mon fils aussi m’a amenée ici. Avec son regard incisif, avec des questions précises. En 2003, au cours de ce Printemps Noir, lorsque, avec Reinaldo, nous avons dû dire à Teo que quelqu'un qui fait pratiquement partie de la famille, Adolfo Fernández Sainz, était en prison parce qu’il est journaliste indépendant, qu’il s'exprime et se comporte comme une personne libre, Teo a voulu en savoir plus, connaître les raisons pour lesquelles il a été arrêté. Je me rappelle que Reinaldo lui a dit : « Adolfo est en prison parce que c’est un homme très courageux », et la réponse est venue à la vitesse d'une flèche : « Alors, vous êtes toujours libres parce que vous êtes un peu lâches ».

J'écris un blog pour que mon fils ne me catalogue pas de lâche. J'écris un blog pour que lorsque mes petits-enfants demanderont à mon fils ce que grand-mère faisait, si elle se taisait, mon fils leur réponde : « Elle seule ne pouvait pas bouger le mur, mais la vérité est qu’elle ne s’est jamais tue ».

- Reinaldo, en réfléchissant un peu sur les rôles des intellectuels dans notre société actuelle, je me dis : quand j'écoute les chansons de musiciens que nous pourrions définir comme « contestataires », ou lorsque je lis quelques auteurs attachés à la réalité de leur vécu, il me reste toujours une question : dans quelle mesure les artistes, les intellectuels, ont significativement influencé notre réalité, et jusqu'à quel point ont-ils été seulement des chroniqueurs qui décrivent ce qui arrive, sans aller plus loin? - Dans votre cas, quelle sera la portée réelle de vos blogs, et de cet espace que certains appellent blogosphère alternative? Quelle sera leur influence véritable?

- Reinaldo : Je vais te faire une comparaison qui me paraît exagérée, mais qui illustre très bien ce que je crois. Et je précise qu'il ne s'agit pas d'une comparaison entre personnes, mais entre situations. Comme on le sait, José Martí est l'Apôtre de l'indépendance cubaine. L'homme qui a construit dans son esprit la nation que nous voudrions tous connaître un jour. Toutefois, je me suis toujours demandé combien, parmi les hommes à cheval qui ont participé à la guerre avec lui, ont lu un seul de ses textes. José Martí écrivait dans le journal Patria, il écrivait dans La Nación de Buenos Aires et dans beaucoup d'autres, mais ces journaux n'étaient pas vendus dans les kiosques à Cuba. C’est un homme qui a été célèbre par la suite. Et on pourrait nier l'influence énorme que Martí a eue lors de l'indépendance et dans la guerre de 95?

Alors, le fait que les personnes ne connaissent pas clairement ton travail ne signifie pas que la portée de ton action n'existe pas. Et cette comparaison, je la fais parce que je suis convaincu qu’aujourd'hui ceux qui lisent les journalistes indépendants, les bloggeurs alternatifs, et qui reçoivent de tous un germe de liberté, sont beaucoup plus nombreux que ceux qui, à la fin des années 1800, recevaient ou lisaient les textes de Marti.

Aussi, je te dis que parfois on magnifie trop le rôle des intellectuels dans les changements sociaux. Je pense que les intellectuels sont une conscience critique de la société, qu’ils ont un rôle très important, mais qu’ils ne sont pas les agents de changements définitifs dans la société. La société change parce qu'elle doit le faire, parce que les problèmes sont là et que les gens s’en lassent et alors les solutions apparaissent d'une manière ou d'une autre, tôt ou tard. Et la responsabilité des intellectuels est indéniable, mais cela ne veut pas du tout dire que sans eux les choses ne changeraient pas.

Remarque, Che Guevara a écrit en 1962 un texte dont on a beaucoup parlé, un texte d’étude, intitulé : « L'homme et le socialisme à Cuba ». Et quand dans ce document il parle des intellectuels cubains, il dit que le péché originel des intellectuels était qu'ils n'avaient pas été révolutionnaires. Cette accusation n'est pas totalement dénuée de vérité, parce qu'en définitive aucun des Origenistas [2] , ni Alejo Carpentier, ni Guillén qui était en exil, ni Alicia Alonso, aucun d’eux n’a rien fait, directement, pour la Révolution, rien contre Batiste. Ce qu'ils faisaient, c’était seulement nourrir l'âme de la nation. En d'autres termes, ils n'avaient pas écrit de pamphlets, ni tiré une balle dans la Sierra Maestra. Mais une nation qui a l'âme bien nourrie ne supporte pas la dictature…

Et pendant longtemps, j'ai vu dans cette accusation de Che Guevara un argument valable, mais aujourd'hui, quand j'essaie de faire une analogie entre cette dictature que nous avons et la précédente au cours de laquelle les intellectuels n'ont pas pris part non plus à la lutte, la première chose qui me vient à l’esprit c’est : « Reinaldo, tu ne vas pas penser comme Che Guevara ». Je ne vais pas être celui qui dit maintenant que les intellectuels commettent leur sempiternel péché originel et ne combattent pas contre ce qu’ils devraient.

C’est plutôt que chacun fait ce qui est dans ses limites et choisit ses propres voies. Mais de mon côté, quand je vais assister à une bonne pièce de théâtre, un spectacle de danse, ou un grand concert et que je vois là un artiste qui prend en compte l’individu, qui donne une valeur humaine à la personne, disant en quelque sorte : « tu es un individu », même s'il ne parle pas des difficultés ou ne fustige la dictature, pour moi, il est en train de faire une action contestataire. Parce qu'un système de cette nature ne fonctionne pas avec des individus, avec des êtres humains libres, mais avec des gens mécanisés, sans moi-propre ni âme.

Pour moi, il suffit que les artistes et les intellectuels nourrissent cette sensibilité individuelle, pour qu’ils fassent ce qui, effectivement, est de leur responsabilité.

- En ce qui concerne les activités qui sont carrément d’opposition, Reinaldo : la plupart des Cubains qui sont en désaccord avec les lignes de direction du Gouvernement, totalement ou en partie, n'ont ni respect ni confiance à l’égard du travail des activistes et des partis d'opposition qui existent sur l'île. Ils ne donnent pas de crédibilité à leurs actions. Quel est ton avis sur l'opposition qui existe aujourd'hui à Cuba?

- Reinaldo : Bon, je vais te parler au pluriel, parce que même si nous avons parfois des divergences de pensée, Yoani et moi en effet sommes pleinement d’accord sur ce point. La première chose, c’est qu'au moment de nous auto-définir, jamais nous ne le faisons en tant qu’opposants. L'autodéfinition que nous employons, c’est celle de « citoyens indépendants ». Je suis un citoyen indépendant. Je suis un homme qui a refusé d'agir autrement que comme un homme libre. Si le gouvernement et les autorités du pays dans lequel je vis sont dérangés parce que je me conduis comme un homme libre, alors qu'ils me répriment. Mais je ne me sens pas comme un opposant, parce que, pour moi, un opposant c’est quelqu'un qui a une plate-forme avec un programme, qui a un parti, un objectif politique, et ce n'est pas mon cas, ou notre cas. Je suis un « contestataire ». Un anticonformiste. Mais non un opposant.

Maintenant, le pays est malade, et il n’y a pas de raison pour que l'opposition soit sa seule branche saine. En citant une phrase de notre ami Dagoberto Valdés : ici, il s’est produit un dommage anthropologique profond, qui affecte toutes les sphères de la société. C’est certain.

Toutefois, et bien que nous admettions cela, il ne peut pas y avoir une opposition saine où les personnes, pour mettre en pratique leurs avis divergents, doivent faire des choses interdites par la loi. Il y a longtemps, j'ai écrit un article intitulé « Les épines de l'argent », où j’abordais ce sujet et je disais qu'on ne peut pas faire de la politique sans ressources économiques, parce qu'il est impossible de faire de la politique si tu ne peux pas imprimer un document, voyager sur le territoire, donner des coups de fil, contacter des personnes par Internet… La politique coûte de l’argent comme toute autre activité humaine.

Ce Gouvernement interdit qu'on fasse de la gestion économique privée pour pouvoir supporter les frais de la politique, alors ceux qui font une certaine activité politique se voient dans le dilemme de, soit recevoir un financement pour accomplir leur tâche, soit renoncer à la politique. Il s'ensuit que les groupes d'opposition sont obligés tôt ou tard de bénéficier des aides et, d'où viennent-elles? , du seul endroit d’où elles pourraient venir: de l'extérieur de Cuba.

- Yoani : Comme une fois, lorsque Fidel Castro a reçu de l’aide provenant de millionnaires cubains établis à l'extérieur, des petits groupes mexicains, de Carlos Prío Socarrás… Comme à une autre époque, José Martí avait reçu de l’aide, il avait collecté des fonds pour faire de la politique parmi les travailleurs du tabac de Tampa...

- Reinaldo : Alors, l'argent a inévitablement empoisonné les activités de l'opposition. Et il l'a fait pour la simple raison qu'il n’est pas possible d'avoir de comptes clairs comme peut les avoir n’importe quel parti au monde, qu’il soit ou non d’opposition.

Tout parti en dehors de Cuba a des finances transparentes, même avec une page Web où il publie « nous venons de recevoir 50 centimes de la Fondation X ». Comme n'existe pas ici la possibilité d’obtenir cette transparence, l'opposition s’est aussi rendue malade avec divers problèmes en rapport avec l'argent.

Un autre facteur dont on parle beaucoup, c’est le manque d'unité de l'opposition. Notre pays a une vieille maladie, historique, qui est appelée caudillismo. Et regarde ce que je te dis : je sais que tous les adversaires veulent l'unité, mais tous la veulent autour d'eux. Et de cette manière, aucune activité politique sérieuse ne peut aller très loin.

- Yoani : Regarde, dans un pays où il y a un monopole de l’Etat tellement immense, des lois, des moyens d'information, une police politique, car c’est bien cela la « Sécurité de l‘Etat » (qui est dans tout pays entre les mains de l'État mais qui, dans notre cas, présente une disproportion numérique très grande par rapport à l’ensemble de la population), dans un pays avec ces caractéristiques, il est très difficile de sortir intact à moins que tu ne fasses partie du système. Il est très difficile de faire un travail d'opposition, critique, contestataire et qui ne te détruise pas socialement.

Et nous trouvons aussi, dans l'opposition, le travail systématique de personnes qui se sont infiltrées, qui ont miné de nombreux mouvements qui étaient spontanés : elles les infiltrent, créent des conflits préparés et finissent par les détruire. Elles commencent à recueillir une série de preuves « compromettantes » aux yeux de l'opinion publique, qui ne devraient pas l’être, mais qui regrettablement dans un pays tellement mal informé, en fait le sont, comme quelqu’un qui se met le doigt dans le nez, qui a le réfrigérateur plein ou qui est gay, et soudain elles présentent les soi-disant preuves en public pour détruire la moralité de ceux auxquels on ne donne pas une minute pour se défendre.

Je me souviens d’un autre acte abominable : la publication d'un livre intitulé « Le Camaján » [Le Parasite] pour détruire la renommée de l'opposant Elizardo Sánchez Santa Cruz, « protagoniste » de ce livre de plus d'une centaine de pages qui n'inclut pas un seul témoignage de lui. Et parallèlement à cette publication, nous savons que cette personne vit dans telle ville et que son téléphone est du domaine public. Ceci est, pour moi, une violation légale et surtout une honte journalistique : qu’un journaliste signe un livre sur un personnage vivant sans même faire une interview de cette personne !

Autre chose : depuis de nombreuses années on met ici dans le même sac des personnes dont le travail, les principes et même les méthodes sont différents, tout simplement parce qu'ils sont en désaccord avec les positions officielles. On met dans le même sac des personnes comme Ventura Novo, Posada Carriles et Yoani Sánchez. Et ceci est aberrant. Tu ne peux pas mettre sur le même plan Angel Santiesteban, qui fait des critiques avec sa verve, qui a raconté des histoires très dures sur la vie quotidienne, même sur la vie dans les prisons à Cuba, avec une personne qui a une activité politique, ou avec un terroriste à l'autre extrémité. Non ! La parole c’est autre chose. On ne peut pas mettre sur un même plan celui qui place une bombe et tue des personnes et celui qui écrit ce qu’il voit ou ressent, ou qui défend avec des mots ce en quoi il croit.

Et je souffre dans ma propre chair de cette stigmatisation. Qui est Yoani Sánchez? C'est un chroniqueur qui raconte des choses que nous n'aimons pas, donc Yoani Sánchez est une terroriste, un mercenaire, le diable.

Avec une telle machine à diffamer, il est trop compliqué d'avoir des jugements objectifs sur ceux qui font acte d'opposition. On nous a trop empoisonné la tête. Quand nous étions enfants, nous entendions des personnes lancer à d’autres : traîtres, vers de terre, et ensuite, plus tard, quand tu as la possibilité de les connaître personnellement, tu découvres qu’il s’agissait parfois d’originaux, qui avaient porté une fois des jeans ou une boucle d’oreille. C'est pourquoi je ne permets pas que la propagande négative m'affecte: j’essaie de tester les personnes, de savoir ce qu’elles valent ou ne valent pas, mais je le fais moi-même.

- Reinaldo : Quant à la tâche de ces partis d'opposition, je te donne un exemple pour analyser jusqu'à quel point ils sont « asphyxiés » de libertés et de droits. Je ne crois pas que les Etats-Unis soient un modèle parfait de démocratie, je crois qu'ils ont encore beaucoup de problèmes mais mon attention a toujours été attirée par le fait que le président Nixon a dû renoncer parce qu'on a découvert qu'il avait ordonné d’épier le siège du Parti Démocrate au Watergate. Imagine-toi alors comment il est admissible qu’ici il soit de notoriété publique que le gouvernement dispose d'un système conçu pour infiltrer les partis politiques d'opposition et que ce qui là-bas a coûté la présidence à Nixon soit vu ici comme quelque chose de très normal, très juste.

Je passe ma vie à dire que, si un jour j’avais l'occasion d'être 5 secondes face aux caméras de la Télévision cubaine, je sais très bien ce que je dirais. Remarque, il faut avoir préparé ce que tu veux dire au cas où ces 5 secondes arriveraient un jour. J'ai même mon discours réduit à 3 secondes. Ce discours de 3 secondes serait seulement : « Dépénalisez la divergence politique ». C’est tout.

Lorsqu’on décriminalise la divergence politique, d'entrée, il faut faire disparaître la Police politique, comme c’est déjà arrivé une fois ici avec le personnel destiné à poursuivre et à arrêter ceux qui avaient des dollars alors que ceux-ci étaient interdits à Cuba. J'ai même eu la curiosité de garder le décret-loi qui a dépénalisé la possession de dollars, publié un 13 août, et parmi les raisons invoquées dans le préambule pour justifier la dépénalisation, il était dit quelque chose comme « pour alléger la charge de travail de la Police et des tribunaux qui s'occupaient de cette infraction ». C'est-à-dire : il ne présuppose pas que les gens doivent avoir droit à la possession de n'importe quelle monnaie, mais il est plutôt question d’économiser le travail de ceux qui poursuivent ces illégalités.

De même, le jour où on dépénalisera la divergence politique, tout ce qu'on appelle Section 21, ou comme ils les appellent dans leurs codes internes, sera consacrée à des choses plus utiles comme poursuivre des narcotrafiquants ou des proxénètes.

Dans mes rêves, quand on aura décrété la légalisation de la divergence politique, la première chose qui arrivera c’est que nous allons savoir où en est vraiment l'opposition. Pourquoi? Parce que pour être un opposant aujourd'hui à Cuba, il faut avoir une certaine dose d'irresponsabilité. Même pour faire ce que nous faisons, il faut être un peu irresponsable, parce qu'on sait qu'on met en danger la stabilité de sa famille, de manière immédiate.

Si vous n’aviez pas à mettre en péril la stabilité de votre famille pour effectuer un certain type d'activités politiques contraires à celles du Gouvernement, cela amènerait des personnes d'une autre nature vers le travail politique. Et cela donnerait de l'air à l'opposition, elle ne serait pas seulement composée de kamikazes, prêts à tout risquer, mais de personnes ordinaires.

Et quand je parle de permettre la divergence politique, je porte cela à l'extrême, parce que je veux voir à la télé à Cuba, et dans tous les médias d’ici, une personne en train de défendre l’idée d’annexer Cuba aux Etats-Unis, une position avec laquelle je ne communie pas et qui me paraît une atrocité. Mais le jour où je verrai quelqu’un qui défend cette position, portant un drapeau américain relié au drapeau cubain, là je dirai : « la divergence est enfin légalisée ». Et alors ce monsieur, professeur d'Économie à l'Université, qui a travaillé pendant dix ans pour élaborer un programme social-démocrate, va dire « bon, s’ils ont laissé l’annexionniste s’exprimer sans l’envoyer en prison ou sans qu’il perde son travail, je peux donc m’exprimer moi-même sans courir ces risques » et ce sera à ce moment-là que nous allons nous informer sur les véritables programmes alternatifs. C’est pourquoi il est tellement important qu'il existe la possibilité d'être en désaccord sans en payer les frais. Parce qu'outre le droit qu'a l'être humain de s'exprimer en toute liberté, des solutions à la plupart des problèmes vont commencer à apparaître.

(Ils sont évidemment arrivés, tous les deux, à la partie médullaire de leurs idées. Ils se déplacent dans ce dialogue comme des poissons dans l'eau).

- Yoani : Dans ce pays, il y a des slogans qui se répètent souvent et on doit apprendre à se défendre contre eux. Moi, on me dit : « tu ne proposes pas de solutions » et ma réponse est que je ne suis spécialiste en rien. En tout cas, je regarde la réalité et à partir d'impressions épidermiques, j’arrive à me faire mes propres opinions sur tout. Mais je n'ai pas de solutions parce que je ne suis pas spécialiste en Économie, ni diplômée en Agriculture, je ne sais pas comment avancer dans la Biochimie. Mais j'ai un Abracadabra qui ne manque jamais : « Qu’ils laissent les gens porter un jugement et les solutions apparaîtront ». Je ne les ai pas, mais je sais par où elles viennent. Parce que, de la même façon que je peux avoir quelques solutions pour l'utilisation d'Internet, un autre apparaîtra qui aura une solution pour que les cafétérias ne soient pas pleines de mouches et sans produits à vendre, ou pour que l'agriculture produise ce qui manque.

Par conséquent, je crois que cet appel à la « critique constructive », que si tu n'apportes pas de solutions, tu ne parles pas, c’est une façon de dire « Conforme-toi et tais-toi ».

Je jette un regard à mon horloge : cela fait deux heures que je suis face à ces deux personnes. La nuit est venue, et, un instant, j’ai un peu honte de leur prendre tant de temps. Ils sont dans leur maison, ils ont peut-être beaucoup à faire. Toutefois, quelque chose me fait abandonner ce sentiment : ils ont parlé plusieurs minutes chacun, et l'ont fait avec un plaisir évident. Je marque sur mon cahier la dernière question, non sans regret : si c’était à moi de choisir, depuis le balcon, le soleil me surprendrait en train de discuter…

- Finalement Yoani : Aussi paradoxal que cela puisse paraître, si tu ne vivais pas dans ce pays, probablement tu n'aurais pas le renom international que tu as. Il a été nécessaire que tu aies un moulin à vent contre lequel te battre, pour que tu sois la Yoani que tu es aujourd'hui. Ma question est : aurais-tu été disposée à rester dans l'anonymat, à renoncer à la « cyber-célébrité », en échange du pays rêvé?

- Yoani : Si je vivais à Stockholm, j’aurais un blog profondément critique - elle réagit immédiatement, elle n'a pas à réfléchir -, parce que ceci naît de mes préoccupations en tant que personne, c’est mon essence. Depuis que je suis toute petite, j'ai vécu en remettant tout en question, en demandant des réponses à tout.

En ce qui concerne Yoani Sánchez et Génération Y, des maladresses successives ont été commises, qui sont venues amplifier le phénomène bien plus que ce que les prix et les reconnaissances internationales lui ont apporté. Le fait que Fidel Castro m'adresse une bordée d'injures dans le prologue du livre « Fidel, la Bolivie et un peu plus », je pense que cela m’a catapultée beaucoup plus que le Time. Le fait que mon nom se soit transformé en une combinaison de lettres interdites dans les institutions, a nourri le plaisir de l'interdit, ce qui est extrêmement captivant. Ce n’est pas de ma faute, ni l’un ni l'autre. Je crois qu'ils n'ont pas compris le phénomène à temps. Ils ne se sont pas rendu compte qu'ils maniaient un matériel profondément explosif comme l'Internet, où tu peux insulter une personne mais la seule conséquence est de générer des hits sur les serveurs. Augmenter les entrées dans Google.

Je l'ai pris d’une façon très zen. Je n'ai jamais répondu aux attaques : celui qui s’en excuse, s’accuse, et ce n'est pas mon style. Mais cela les a dérangés davantage et ils ont continué à augmenter les insultes et en même temps davantage de hits. Donc le phénomène leur a échappé. J'ai profité de cela, comment? En publiant plus, en osant plus, parce que mon objectif ultime est de me comporter un jour comme une personne libre. Combiner la Yoani virtuelle avec la réelle et que chacune soit aussi honnête que l'autre. Et en profitant de ce tas de maladresses, j'ai mis en concordance ce que je pensais avec ce que je faisais.

Bien sûr, le bouclier n'est pas infaillible. La vie le démontre. Un beau jour, ils me mettent dans un Geely et ils m’assènent quatre claques. Un autre jour, ils me menacent ou menacent quelqu'un de ma famille et contre cela je ne suis pas immunisée. Mais de toute façon, je crois que le phénomène blogger leur a échappé. Nous parlons nano-blogs et micro-blogs grâce à Twitter. Avec 140 caractères, je peux atteindre un million de personnes. Et que font les censeurs devant cela? Ils te mettent en prison, ils t'enlèvent le téléphone portable, et alors? Tout à coup, quelqu'un vient me voir un jour (parce qu'au moins, un jour ils doivent m’accorder une visite) et je vais dicter 40 twits à l'oreille, cette personne sort et par voie téléphonique les dicte à quelqu'un qui les balance sur Internet…

Avec cela, je te dis : ils ont vieilli, eux et leurs méthodes. Ils veulent faire face aux phénomènes actuels avec les mêmes moyens qu’ils employaient, il y a longtemps, alors que la seule chose qu'ils obtiennent c'est l'effet contraire. Encore plus : cette semaine, je pourrais ne rien publier, mais seulement, avec les insultes qu’ils publient déjà sur moi, Google est rafraîchi de choses nouvelles en lien avec moi.

- Quoi qu’il en soit - je l'interromps - je tiens à préciser ma question : si le gouvernement matérialise ces ouvertures nécessaires, si cette réalité change, si chacun peut dire ce qu'il veut, alors probablement Yoani Sánchez serait diluée. Le mythe disparaîtrait. Comme protagoniste de ce mythe, l’accepterais-tu avec plaisir?

- Yoani : Chico, je désire instamment retourner à mon jardin. Peut-être à ma vie anonyme. Je serais ravie de voir les jeunes grandir et gagner des espaces et de la notoriété par eux-mêmes. Mais de toute façon, je me connais et têtue génétique que je suis, je sais que dans une Cuba plurielle il y aura beaucoup à faire également. Et la parole aura beaucoup à faire. Il y aura beaucoup de travail pour signifier au pouvoir : « Attention, les citoyens ont besoin de respect ». Que ce soit le gouvernement social-démocrate, libéral, ou tout autre, il faudra toujours des voix critiques. Et Yoani Sánchez continuerait dans cette direction, peut-être en aidant des amis à fonder un journal, en ouvrant une Académie Blogger qui ne soit pas interdite, en pensant à la façon d'améliorer le pays où je vis. Mais je n'ai pas besoin de la confrontation pour exister. J'existe comme personne avant et après la confrontation et je serais enchantée de ne pas sentir la botte sur moi pour pouvoir, alors, de manière plus soulagée, créer, écrire, m’exprimer sans la peur constante d'être décapitée ou d’être assassinée socialement à cause de cela.

Mon blog c’est mon journal et sous tout système ou gouvernement, j’aurai aussi un journal. C'est un journal où la personne qui le lit peut reconstituer cet être qui s’appelle Yoani Sánchez, avec ses doutes, ses élans, ses tripes. Et dans cette essence que je montre sur Génération Y, le lecteur peut dire : « Oui, cette personne peut avoir ses frustrations, elle peut même avoir ses contradictions, mais elle ne peut pas être une mauvaise personne ». Cela, en effet, m'importe vraiment. Que ceux qui me lisent découvrent qu'une personne qui veut le bien pour son pays, pour son fils, pour des êtres connus et inconnus, ne peut pas être une mauvaise personne. Et que, non seulement elle souhaite ce bien-là, mais qu’elle est en train de le chercher. Par son cheminement, qui peut certainement être très subjectif, très erroné, mais contre tout et contre tous, au moins elle essaie.

IV. Un froid « maniaque » pour cette Île tropicale m'oblige à mettre les mains dans les poches de mon blouson. Je marche lentement par la vaste avenue qui va bientôt me montrer rapidement la statue de José Martí, Place de la Révolution. Au loin, resplendit l'image de Camilo Cienfuegos sur la façade d'un bâtiment et, à ses côtés, depuis des décennies, celle de Che Guevara.

Je marche avec un peu de mélancolie à l'intérieur. Une vague mélancolie, inexplicable si l'on veut. Je viens d'avoir une conversation dont je me souviendrai pendant longtemps, je devrais en être heureux, pourtant je ne le suis pas.

J'ai rencontré deux Cubains en chair et en os, aux idées discutables, mais indéniablement propres. Un couple qui m'a présenté son fils, son chien, son monde intérieur composé de tableaux sur les murs, de livres sur les étagères, de plantes suspendues au plafond, de paix et de beaucoup d'amour. Ils n'avaient pas besoin de cette interview, je crois. Ils n'ont besoin, à ce stade, d'aucune publicité, au sens le plus large du terme. Pourquoi m'ont-ils ouvert leur porte, pourquoi ont-ils parlé pendant plus de deux heures avec un journaliste de vingt-cinq ans sans le moindre renom, qu’ils ne connaissaient pas, et qu’ils ne croiseront probablement plus? Parce que ce sont des êtres humains, je me dis. Parce qu'en nous penchant sur l'abîme où gisent tant de mécontents, de rebelles, ceux qui questionnent tout ; en regardant avec bonne foi et non avec le cœur putréfié par le poison des querelles, des haines accumulées qui souvent ne nous appartiennent pas, des haines qui nous ont été injectées ou que nous avons aspirées par les voies respiratoires ; en nous approchant, en somme, de l'homme et non du concept que la télévision nous a construit contre notre volonté, c'est souvent ceci que nous trouvons. De simples êtres humains. Comme moi. Comme nous tous. Deux Cubains nés sous le même soleil, sur la même terre que moi et leurs ennemis. Un couple de personnes pleines de contradictions, d'erreurs, de défauts à corriger. Mais au fond, ce « fonds », nous savons bien qu’il existe, un couple de Cubains qui ont fait leur le véritable concept de Patrie et qui aiment, par-dessus tout, ce qu’on appelle dans notre langue la « Liberté ».

Et maintenant, ni le froid ni la distance que je dois parcourir à pied ne parviennent à effacer en moi la légère tristesse que je porte à l'intérieur, en réalisant qu'un Gouvernement, un système, à peine une poignée de personnes, ont rendu malade mon pays. Ils nous ont tous rendus un peu malades. Ils ont rendu malade l'essence des hommes qui, par moments, ne sont pas des hommes mais des androïdes et qui ne se déplacent pas avec amour et respect mais avec le combustible de la violence, de la lâcheté. Des Cubains qui n'ont pas cessé d'exclure, de blesser, d’en stigmatiser d'autres, seulement parce que leurs idées sont différentes. Et qui sont parvenus, à leur tour, à infecter du virus de la haine tant de personnes vulnérables, aux cerveaux faciles à corrompre. Des personnes qui, demain, crieront des injures dans une marche publique, offenseront, menaceront ; de même, des femmes pacifiques qui, au nom de leurs fils et de leurs époux emprisonnés, marchent vêtues de blanc, un glaïeul à la main et une bloggeuse aux longs cheveux, qui emmène son fils à l'école, le matin. Une bloggeuse avec laquelle on peut être en désaccord ou communier, dont la ligne esthétique ou idéologique peut être analysée avec mille points de vue différents, mais qui dans son essence ne cesse d'être une femme, une Cubaine, comme nos mères ou nos sœurs, un être humain dont on devrait respecter le droit sacré au non-conformisme.

Et revient, inévitable, ma question : Y a t-il des limites à une campagne de diffamation, à un mouvement de haine? Et maintenant, heureux avec ma tristesse, flottant comme un zombie par cette avenue silencieuse à minuit, avec les voix de Yoani et de Reinaldo résonnant encore dans ma tête, je ne peux pas éviter de me répondre, presque en chuchotant : Oui, il y en a. A l’instant où tu passes la barrière, où tu casses le maléfice et frappes à une porte où t’accueille un petit drapeau avec l'inscription « Internet pour tous »; à la seconde précise où tu te décides à connaître en personne ton voisin, dont la radio dit tant de mauvaises choses, alors tu limites pour toujours la portée des haines. Tu éloignes l'influence des calomnies. Et tu deviens libre (comme je me sens à l’instant où je marche à coté de l'immense Martí de la Place de la Révolution), libre comme certains auraient souhaité que tu ne le sois jamais.

[1] « Ancienne demeure que les subdivisions successives, à la horizontale et à la verticale, ont transformée en une enfilade de pièces taudis où s'entasse une population trop nombreuse » (Le Petit Futé Cuba).

[2] groupe d’écrivains et artistes cubains réunis autour du poète José Lezama Lima (1910-1976), créateur de la revue littéraire cubaine Orígenes (1944-1956).

Traduction : Pablo Simo

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